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Organisation de la lutte

D'après ce que j'ai pu comprendre dans l'histoire du barrage, c'est qu'avant qu'il soit construit ce barrage était attendu. Les gens de la vallée avaient tellement entendu parler des éventuels projets qu'en fin de compte, peut-être que ce barrage aurait apporté quelque chose de positif pour la région. D'après une informatrice de A. Latz, les gens auraient été déçus si le barrage ne s'était pas fait, mais quand j'ai fait mon enquête de terrain, je me suis aperçue que c'est essentiellement par rapport à la tournure qu'ont pris les événements que l'amertume est devenue grande. Dans ce qui suit, je vais essayer de rendre compte de cette «période trouble », qui soulève encore aujourd'hui quelques problèmes relationnels au sein de la communauté salloise.

Le premier fait qui a ébranlé la vie quotidienne au village des Salles-sur-Verdon a été l'annonce de la part d'EDF de la destruction du village sans prendre en compte sa reconstruction. Ainsi, pour EDF, le fait de noyer complètement le territoire des Salles ne nécessitait pas sa reconstruction, puisqu'il n'existerait plus de terre proprement salloise. Cette annonce a retenti comme un coup de tonnerre pour les sallois et à partir de 1956 ceux-ci remettent au goût du jour le syndicat de défense créé dès 1930. A ce moment-là, c'est un village uni qui se bat non pas pour empêcher la construction du barrage, (qui d'après une annonce du maire de l'époque était nécessaire pour le bien général), mais pour défendre les intérêts de tous les sallois. A ce stade des événements, l'intérêt principal des Sallois est la reconstruction du village, qui est pour l'ensemble de la population quelque chose de très important. Ainsi le maire de l'époque selon M.G., s'est démené pour permettre la reconstruction du village :«S'il n'avait pas été là, je pense que le village n'aurait pas été reconstruit, même si ce combat lui a valu beaucoup de critiques». Mais, avant de développer ce point, il me faut replacer le contexte de l'époque, le lac de Sainte Croix avait bien sûr vocation de réserve d'eau pour l'irrigation des cultures de la région, pour l'alimentation en eau des grandes villes côtières et pour l'alimentation des nombreuses industries qui s'y développaient. Mais cette retenue (qui sera le plus grand lac artificiel d'Europe) présente également de nombreuses possibilités de développement touristique, car l'eau et la baignade ont un formidable potentiel attractif ; la spéculation foncière s'est donc très vite emparée de la région, et les terres qui se trouvaient autour du futur lac prirent subitement une autre dimension. En ce qui concerne la reconstruction du nouveau village, les difficultés commencèrent à pointer. Alors que les eaux devaient recouvrir la totalité du territoire sallois, il fallait trouver des terres pour reconstruire le nouveau village. Il a d'abord été question de l'implanter sur le territoire d'Aiguines, mais cette dernière refusa de céder un morceau de son territoire aux Sallois car «ceci aurait constitué une concurrence directe entre les deux villages »[Latz, 1979 : p. 56]. Lorsque EDF annonça que la cote du barrage allait être baissée, une autre solution se présenta : le plateau de Bocouenne appartenant aux Salles-sur-Verdon étant sauvé des eaux, pour le maire de l'époque ce lieu devenait idéal pour implanter le nouveau village. Face à cette nouvelle solution, EDF cède et accepte de reconstruire les principales infrastructures du village (mairie, école, église) mais laisse aux habitants la charge de la reconstruction des habitations.

Ainsi, le village des Salles-sur-Verdon ne sera pas rayé de la carte, les Sallois conserveront donc un territoire bien à eux. Paradoxalement, c'est à partir de cet événement que les choses se sont gâtées entre les habitants. En effet, les propriétaires des terrains sur le plateau de Bocouenne se sont sentis trahis, ils ont été une deuxième fois expropriés ce qu'ils ont très mal accepté. Ils se sont retournés vers le syndicat de défense en l'accusant de mener un double jeu et de ne pas défendre les intérêts financiers des propriétaires (principalement parce que le montant des indemnités proposées par la commune était beaucoup trop faible par rapport au prix que ces terres allaient prendre dans les années suivantes). La conséquence ne se fit pas attendre, les mécontents créèrent un deuxième syndicat de défense et la solidarité des débuts fut ébranlée. D'après A. Latz : «Si on veut résumer les oppositions qui ont lieu aux Salles, on pourrait dire que c'est une affaire de "gros sous". Cela est certes l'élément primordial de cette triste histoire mais le déracinement réel de certaines personnes est une donnée importante qui a été dénaturée, spoliée, exploitée par la presse. »[Ibid: p.58]. Car il ne faut pas oublier que l'ensemble de la population de la vallée a longtemps été en dehors des booms économiques de la côte, cette société avait, comme on a pu le voir en première partie des rythmes et des règles sociales établies depuis longtemps, la requalification de son environnement proche a ébranlé cet équilibre, et face à la négation de sa communauté de la part des entreprises de l'Etat, la solidarité et la coopération ont laissé place à la défense des intérêts personnels, et puisqu'il ne leur restait rien ces intérêts devenaient essentiellement financiers. De plus, il faut ajouter qu'avec ce lac les traditionnelles solidarités intervillageoises n'ont pas pu se poursuivre, avec le lac chacun s'est replié sur lui-même, car pour l'ensemble de mes informateurs, «On en avait assez avec nos problèmes, chacun se débrouillait comme il pouvait...».

Une fois le problème de la reconstruction réglé, EDF put commencer son travail d'expropriation. Mais EDF n'a pas tenu compte des deux syndicats et n'a voulu négocier qu'au cas par cas, ce qui lui a permis de tirer un meilleur profit. En fait son travail a été méthodique, l'entreprise a commencé par se renseigner sur la valeur des terres et de ce qu'on y récoltait. Un premier problème se présenta : la question des truffes. En effet, les truffières étaient implantées sur les landes, des terres qui ne valaient presque rien, et vu que les récoltes n'étaient pas déclarées il était impossible d'évaluer la valeur de ces récoltes. Afin de mettre tout le monde d'accord des enquêteurs suivirent pendant trois ans les trufficulteurs afin d'estimer le nombre d'arbres productifs et ont comptabilisé le nombre de kilos récoltés. Même si ces mesures allaient dans l'intérêt des Sallois, on comprend bien que le préjudice financier était important car ces terres, perdues à jamais, auraient forcément rapporté beaucoup plus que les indemnités proposées. En ce qui concerne les expropriations, là aussi le travail a été méthodique. Lors de l'enquête de terrain, j'ai demandé à mes informateurs si leur situation pouvait être comparée avec Serre-Ponçon, et là je fus étonnée d'apprendre que la situation était totalement différente. En fait, d'après mes informateurs l'opération de Serre-Ponçon avait coûté trop cher «Là haut, ils avaient tout calculé : tout ce qui était produit dans la vallée, la valeur des maisons, ils ont reconstruit l'intégralité du village... Et en fin de compte, ça leur a coûté une fortune. C'est pour ça qu'on nous a pas autant ménagé et d'ailleurs ce n'est pas EDF en personne qui nous a expropriés mais les domaines et eux on sait bien qu'ils ne font pas de cadeaux ». Ainsi, pour serrer les comptes il n'y a pas vraiment eu de négociation. Le rachat s'est fait progressivement, presque sans qu'on s'en rende compte. EDF a commencé par racheter les terres, en commençant par celles qui appartenaient à des gens qui ne vivaient pas aux Salles-sur-Verdon. D'après M.A. «Ils ont d'abord acquis les terres qui appartenaient à des gens de l'extérieur, qui les avaient reçues par héritages ou par mariages, et qui bien souvent ne savaient même pas où elles se trouvaient. Alors quand on est venu leur proposer de les racheter, tout naturellement ils ont accepté, puisque ça leur permettait soit de racheter un crédit, soit de se payer des travaux... Eux, ils ne se sont pas posés de questions, ils étaient même contents de recevoir cet argent qui tombait un peu du ciel.». La même méthode a été employée pour les maisons du village, on achetait d'abord à ceux qui ne vivaient pas aux Salles, ce qui a permis à la fois de ne pas trop faire monter les prix, puisque les gens étaient heureux de gagner de l'argent avec la vente d'un bien dont ils n'avaient pas connaissance et cela a permis ensuite de mettre les propriétaires qui vivaient aux Salles devant le fait accompli, de plus les indemnités des maisons ont été calculées avec un coefficient de vétusté de 75%, pour ainsi dire les maisons ne valaient presque rien, d'autant plus qu'elles n'étaient plus entretenues depuis une dizaine d'années. Ainsi, M.G. me disait : «Quand les enquêteurs sont venus chez mon grand-père, son premier réflexe a été de leur dire qu'il ne vendrait jamais, mais ils lui ont aussitôt répondu qu'ils possédaient déjà 40% du village et que de toute façon il devrait vendre obligatoirement, alors tant qu'à faire il valait mieux pour lui qu'il négocie, sinon il serait exproprié ». On comprend bien pourquoi EDF ne voulait pas négocier avec les syndicats, les négociations auraient été trop longues et coûteuses. En effet, le grand-père de M.G. a été dur pour la négociation et il a réussi à obtenir un bon prix. Car il faut savoir que là aussi EDF a fait des économies au maximum. Selon M. G. «Moi mon grand-père a vendu à un bon prix mais ça n'a pas été le cas pour tout le monde ». En effet, les discussions se faisaient au cas par cas, mais les Sallois ne connaissaient pas vraiment la valeur marchande de leur bien, ils cherchaient bien sûr à vendre au meilleur prix mais comment estimer la valeur de son potager ou celle du terrain sur lequel on va chasser ? Pour les enquêteurs, ces gens de la ville, il fallait tout chiffrer mais pour les Sallois les références à l'argent n'étaient pas les mêmes. Il me faut préciser encore un dernier point, qui a encore plus donné aux Sallois l'impression de «s'être fait rouler». EDF a racheté les terrains en laissant aux habitants l'usufruit de leurs maisons ou de leurs terres jusqu'à l'expropriation définitive. Pour M.G. «Alors là on s'est vraiment fait avoir, parce qu'au début on s'était dit que s'était sympa de leur part de nous laisser nos maisons et nos terres tant que c'était possible, mais en fait avec l'inflation galopante de l'époque, le temps de reconstruire une maison et il ne nous restait rien. Moi mon grand père, qui avait tiré un bon prix de la maison, il en a eu 60000 anciens francs. Mais quand il a fallu en reconstruire une autre, il lui restait seulement de quoi acheter une deux-chevaux.». Pour M.A. «Moi avec ce que j'ai obtenu de l'hôtel, j'avais à peine de quoi payer les fondations au nouveau village. En fait c'était pour tout le monde pareil, mais comme la plupart avait deux ou trois maisons à l'ancien village, ça leur a permis d'en reconstruire une en-haut.». Ainsi, même si EDF n'était pas au courant de l'inflation galopante des années suivantes, on peut dire qu'elle a fait une bonne affaire en ce qui concerne le rachat de la commune des Salles-sur-Verdon. Pour les habitants, cette opération n'a pas été très profitable, ils avaient perdu leurs maisons, leurs habitudes de vie et en plus ils devaient s'endetter pour se reconstruire une maison et comme me disait M.A. «En plus le réseau électrique a mis des années à bien fonctionner, on avait tout le temps des coupures alors qu'on avait l'usine électrique à quelques kilomètres... Même pour l'électricité on n'en a retiré aucun avantage, alors EDF pour nous c'est pas une affaire...»

A travers cette partie, je n'ai pas voulu remettre en cause la construction du barrage, j'ai seulement voulu montrer le déroulement des événements pour bien faire comprendre au lecteur qu'il y a eu décalage entre un fonctionnement bureaucratique et mécanisé et une communauté villageoise qui n'a eu la possibilité ni de choisir ni de discuter. Même si les Sallois ont toujours plus ou moins su qu'un barrage se construirait, on les a mis devant le fait accompli, comme l'a bien souligné A.Latz on leur a dit : «Dégage, on aménage un barrage». Les Sallois ne se sont pas sentis reconnus comme un groupe à part entière, et le fait de nier la communauté salloise dans son ensemble, et de la réduire à une somme de transactions financières a bouleversé les fondements structurels de ce groupe social.


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