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La vallée du Verdon, un lieu stratégique

Le village des Salles sur Verdon faisait (et fait encore partie) d'un départe- ment qui a longtemps été divisé, isolé et délaissé : le Var. Il me semble important de préciser le contexte historique et économique de ce département, dont la partie intérieure a longtemps été laissée pour compte, ce qui permettra de mieux comprendre le destin qu'a connu la vallée du Verdon dans la deuxième partie du XXesiècle.

En fait, le Var est un territoire qui n'a pas de véritable homogénéité. D'après T. Schippers le Var est, dans sa géographie, un territoire disparate, où se mêlent et s'entrechoquent diverses microrégions «dont la principale homogénéité est la diversité de ses ingrédients»[Schippers, 1986 : p.36]. Ce que l'on peut retenir, c'est que dans sa périphérie, le Var est entouré de montagnes. Ainsi au nord le département est limité par les premiers contreforts des Alpes, le massif de la Sainte-Baume pénètre le département au sud-ouest et enfin au sud/sud-est s'étend le massif de l'Estérel. Entre ces trois piliers s'étend le reste du département, composé à la fois de plaines «notamment la dépression permienne qui contourne les Maures à l'intérieur, les bassins autour de Toulon, les plaines de Hyères, le bassin du Beausset et la plaine de Grimaud et Cogolin»[Ibid.: p.20]. T. Schippers distingue un troisième ensemble dans ce département, que les géographes ont appelé Basse Provence Intérieure composée de plaines de petites et moyennes importances, et séparées par des collines.

On peut donc retenir que le Var est un département à géographie multiple, qui présente des changements de paysages frappants en quelques kilomètres. De plus le climat de ce département varie en fonction de sa géographie, la principale conséquence est une végétation d'une grande variété, et donc des types d'appropriation de l'espace très diversifiés. En fait, grâce (ou à cause) de cet environnement plutôt inhospitalier, l'homme au cours des siècles a façonné ce territoire pour en tirer le meilleur profit, il s'y est adapté et a établi une économie locale en fonction des matières premières à disposition. Ainsi les Varois ont longtemps trouvé des ressources dans la forêt, qui recouvre plus du tiers du département. Si bien que les villages ont souvent développé une industrie, comme par exemple à Aiguines où a longtemps été fabriquée la boule cloutée dont la matière première, le buis, était ramassé dans la forêt communale ou au fond des gorges.

L'économie de ce département a longtemps été une économie agricole. La vieille économie provençale était caractérisée «par son ouverture et ses échanges vers l'extérieur»[ibid.: p.40], ce qui permettait à la fois d'écouler les surplus et d'acheter ce dont on manquait. Vers la fin du XIXesiècle, l'économie varoise connaît de nombreux bouleversements, l'équilibre de la vieille économie provençale est ébranlé par deux facteurs. Le premier vient du développement des moyens de communication (notamment le chemin de fer) qui a entraîné la pénétration des produits étrangers et donc un affaiblissement des productions locales. Le second facteur est le phylloxéra, qui décime la majeure partie des vignobles alors que le Var est un grand producteur de vin ; les petits exploitants auront du mal à surmonter ce problème, ce qui déstabilisa fortement l'équilibre économique du département, 4. Mais le fait le plus important est que le Var n'a pas été touché partout de la même façon. En fait, le nord du département est resté en marge de ces changements, ce qui est principalement dû à deux faits : d'une part les cultures du «Haut-Pays»n'étaient que très peu tournées vers la vigne, on préférait y cultiver des valeurs sûres comme le blé ou la pomme de terre et, d'autre part, le relief accidenté n'avait pas permis au chemin de fer de pénétrer le territoire varois dans sa totalité ; le nord du département est donc resté en marge de ces événements. Ainsi à partir du XXesiècle les villages du nord du département ont commencé à péricliter à cause de la dureté de la vie mais aussi à cause de la main d'\oeuvre agricole qui s'est déplacée vers les villes. Le début du XXesiècle a donc amorcé une fracture socio-économique entre le Haut-Pays et le Bas-Pays. Après la deuxième guerre mondiale un nouveau phénomène vient accentuer les disparités entre le "Haut-Var" et les régions littorales : le tourisme. Avec l'essor de l'automobile, le sud du département trouve une nouvelle manne économique et la région côtière se développe rapidement. Et là, les moyens de communication vont favoriser le développement du sud avec la fameuse Nationale 7, qui permet de desservir la côte, mais qui trace également une frontière entre le sud et le nord. Ainsi le Nord du département possède un tissu routier dense mais très lent et sinueux, ce qui ne favorise pas l'essor touristique et donc économique dans un département où l'agriculture ne cesse de diminuer.

L'ensemble de ces facteurs historiques, géographiques et économiques ont donc contribué à scinder le territoire varois en deux. M. Marié parle d'un Haut-Pays et d'un Bas-Pays, le terme Haut-Pays ayant plutôt tendance à se traduire en Arrière Pays, terme qui d'ailleurs fait partie intégrante des consciences collectives. Pour T. Schippers, il n'y a pas de frontière officielle entre ces deux pays, mais «une limite vague qui se déplace selon les termes avec lesquels on exprime l'opposition du Haut et du Bas. [...]Dans le Var on retrouve cette opposition entre la plaine et la montagne, mais réduite à l'échelle provençale : la Haute et la Basse Provence.[...]Mais le Haut Pays Varois n'est pas vraiment la montagne et les historiens ont souvent insisté sur son "in between caracter"(Just, 1978 et Agulhon, 1970)»[Ibid. : p.51]. On peut donc dire que ce sont des oppositions à la fois sociologiques, économiques et politiques qui différencient le Haut et le Bas pays.

En ce qui concerne la région du Verdon qui nous occupe ici, on peut dire qu'elle se situe dans le Haut-Pays Varois, mais elle est de nature particulière. En effet, la vallée du Verdon, qui forme un trait d'union entre la Haute et la Basse Provence a longtemps vécu en vase clos. Cette vallée était très mal desservie, elle était loin des grands centres de décision (même quand la préfecture était à Draguignan, il fallait une journée pour s'y rendre) et cette région se vidait progressivement de ses jeunes, peut-être plus qu'ailleurs. En fait la vallée du Verdon avait développé une économie essentiellement vivrière et elle était loin des préoccupations économiques du reste du département et même pendant la Deuxième Guerre les Allemands ne s'y sont pas beaucoup montrés. Et c'est peut-être là qu'a été fait son malheur, la population de la vallée du Verdon vivait de la terre, elle n'était pas vraiment riche mais n'avait pas nécessairement besoin de nouer des rapports avec l'extérieur. Pourtant, pendant que la population locale suivait lentement les rythmes saisonniers, les projets de l'Etat se profilaient à l'horizon, et, dès le début du siècle, cette région qui n'appartenait ni à la plaine ni à la montagne offrait de nombreuses possibilités d'entreprises d'intérêt général. Elle avait un caractère exceptionnel par rapport au reste du Var et de la Provence : elle avait de l'eau, et cette eau était convoitée depuis longtemps. Face au développement des villes côtières mais aussi face au développement démographique du pays, cette eau «sauvage et capricieuse»offrait de nombreuses potentialités. Un autre facteur intéressant de cette région était son relatif isolement, ainsi le plateau de Canjuers offrait un excellent poste avancé, qui de plus n'était occupé que par des moutons, ce qui facilitait considérablement le travail d'expulsion des populations locales (même s'il est à souligner que les habitants de la commune de Brovès ont dû déménager, et voir leur village se transformer en terrain d'entraînement pour jeunes recrues). Ainsi en moins d'une dizaine d'années, le nord du département du Var s'est vu amputé de plusieurs centaines d'hectares5, et je serai tentée de dire que cette prise de territoire pour le bien national n'a sûrement pas été le fruit du hasard. Pour M. Marié la réquisition de toute une frange du territoire varois trouve ses causes dès le début du XXesiècle, ainsi les projets d'EDF prennent leur source dans les travaux des ingénieurs pionniers de 1900 et dès 1931 un général faisait un important rapport sur l'intérêt militaire et stratégique de Canjuers. Ainsi le nord du département offre à la fois des avantages techniques mais aussi des avantages humains, qui se sont lentement mis en place au cours du siècle et qui ont permis d'aboutir sans trop de résistance de la part des sociétés concernées : «[...] "DU HAUT PAYS A L'ARRIÈRE PAYS", ce n'est pas que le constat chiffré et objectif d'une hémorragie. C'est en même temps le phénomène beaucoup plus subtil et imperceptible de la lente pénétration de la mort dans une région, de la reconnaissance de son arriération et de sa "mise en deuil". Avec le dépeuplement, il ne s'agit pas seulement des changements dans les rapports de nombre mais aussi dans les rapports de pouvoir. Par la mort des communautés villageoises, c'est maintenant à tout un déplacement de pouvoir que l'on assiste ; le sud et la Côte ont dorénavant la parole sur le nord. Cette parole, c'est par associations, notables et administrations de l'Etat qu'elles vont la prendre.»[Marié, 1982 : p.97].

Ainsi j'espère, par ce qui précède, avoir brossé le contexte général de cette région qui, en fin de compte s'est avérée être pour les aménageurs, un territoire vide, loin des préoccupations politiques et économiques, un territoire en perte de vitesse auquel les politiques d'aménagements ne pouvaient pas faire beaucoup de mal. Ce constat, c'est celui qui a été mis en évidence lorsque les travaux ont débuté, peut-être rendait-il compte d'une réalité, mais ce qui était mis en avant c'est que ces aménagements, indispensables pour le bien de la collectivité, auraient forcément un impact positif sur les communautés locales : le tourisme était dès lors avancé comme la solution miracle aux problèmes économiques et sociaux du Haut-Var.


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